Né à Tavannes en 1951. Maturité scientifique à Bienne, BES université de Berne.
Peintre indépendant, depuis 1990, plusieurs stages de formations et séjours à l'étranger.
De 1989 à 2010, membre de la section jurassienne de la SPSAS / Visarte.
Atelier à Moutier, de 1990 à 2012, puis à Malleray.
Séjours de travail à Paris et New York.
De mars 1997 à février 2002, lecteur pour l'éducation artistique à l'université de Berne (BES).
Membre de la commission cantonale bernoise d'art et d'architecture, de 1998 à 2006.
Président de la section culture du Conseil du Jura bernois, 2006 à 2014.
Membre de l'Institut jurassien des Sciences, des Lettres et des Arts, qu'il préside depuis 2017.
Pratiques artistiques: peinture, lithographie et taille-douce.Travail dans l'espace publique: fresques, installations murales, travail sur verre, etc.
Expositions personnelles
2024 galerie Numaga. Colombier, Neuchâtel
2022 galerie Numaga, Colombier, Neuchâtel
2021 galerie du Virage, Séprais
2020 Musée jurasien des Arts, Moutier / Galerie de Passage, Moutier
2019 galerie Numaga, Colombier
2018 Impasse du Phoenix, Lausanne
2018 galerie J.-J. Hofstetter, Fribourg
2016 galerie Selz Perrefitte
2015 galerie Numaga, Colombier
2012 galerie Numaga, Colombier
2009 galerie Courant d'Art, Chevenez
2008 galerie Numaga, Colombier
2007 galerie Selz Perrefitte
2006 galerie Numaga,Colombier
2005 Fundaciò Niebla, Casavells, Catalogne
2003 galerie Selz, Perrefitte, galerie du Soleil, Saignelégier
2002 galerie Numaga, Colombier
2000 galerie Imoberdorf, Morat
1999 galerie Numaga, Auvernier
1999 Espace Noir, St-Imier
1997 abbatiale de Bellelay
1996 Forum d'art contemporain, Sierre
1996 galerie du Soleil, Saignelégier
1994 Centre Pasqu'Art, Bienne
1994 galerie Numaga, Auvernier
1992 galerie Esther Münger, Berthoud
1992 Musée des Beaux-Arts, Moutier
1990 galerie Numaga, Auvernier
1988 galerie du Soleil, Saignelégier
1985 galerie du Tilleul, Perrefitte
Expositions collectives
2019 Impasse du Phoenix, Lausanne, avec Christiane Jaques et Lucien Martini
2004 Musée d'Art et d'Histoire, Neuchâtel, coll. Jeunet
2004 Musée du Locle, Gravures de l'atelier de gravures AJAC, Moutier
2002 Musée d'Art et d'Histoire, Neuchâtel, "big is beautiful",
2002 Galerie 2016, Hauterive, "Entrelacs"
2001 galerie Numaga, Colombier.
2000 in "L'art c'est l'Art", MEN, Neuchâtel
1999 Forum d'Art Contemporain, Les Halles, Sierre
1998 Brauerei Chäller, Laufon, Zone Franche
1998 Co-incidences" à Nantes, Rennes, Hennebont, et Quimperlé: couvent des Ursulines .
1997 CRAC, Altkirch, Lörrach: Zone Franche
1997 musée jurassiens des Arts, Moutier: Fond. Lachat
1997 Biennale de la gravure, Varna, Bulgarie
1996 BBK, Freiburg
1996 musée jurassiens des Arts, Moutier
1996 maison des artistes, St-Petersbourg
1995 Gravures contemporaines suisses,
1995 Centre Pasqu'Art Bienne
1995 galerie Mäder, Bâle
1995 Art'95, Bâle, in galerie Mäder
1995 Brauerei Chäller, Laufon
1995 galerie Gersag, Emmenbrücke "5 artistes du Jura"
1995 Projekraum M 54, Künstler aus dem Jura, Bâle
1993 musée des Beaux-Arts, Le Locle
1993 galerie Escaviva, Palerme
1993 Maison de la peinture, Moscou
1993 Monastère, Serguei Possad (Zagorsk)
1993 Hôtel-Dieu, Porrentruy, les lauréats de la F. Lachat
1992 Stadthaus, Olten, "peintres jurassiens"
1990 galerie de l'Union des artistes,Varna, Bulgarie
1988 galerie Numaga, in "les affinités" Auvernier
1987 Première biennale des arts, Besançon
1987 galerie Steinmetz, Bonn
1986 galerie Hermès,Soleure
1985 galerie Trace-Écart, Bulle
1984 Salon blanc, Musée des Beaux-Arts Berne
1984 galerie Paul Bovée, Delémont
1983 peintres jurassiens, Péry
1982 Salon blanc, musée des Beaux-Arts, Berne
1982 Première triennale de la gravure, Le Locle
Décorations publiques
piscine de Bévilard; centre scolaire de Péry; halle de gymnastique, Le Fuet; salle communale de Tavannes; école d'ingénieurs, St-Imier; centre de transfusion sanguine, La Chaux-de-Fonds; home, St-Imier; école, Sonvilier; Bureaux de la SUVA, Delémont: cour et hall d'entrée; salle de la paroisse réformée, Tavannes.
Oeuvres dans les collections publiques:
Canton de Berne; Canton du Jura; Villes de Bienne, Moutier, St-Imier, Malleray, Bévilard; Musée d'Art et d'Histoire, Neuchâtel; Musée jurassien des Beaux-Arts, Moutier; Banque de Berne; Département des travaux publics du canton de Berne; Hôpital de l'Île, Berne; Rathaus, Berne; Crédit suisse, Villars-sur-Glâne; CIP, Tramelan
Éditions:
PAP, Lausanne, in "L'horizon n'a qu'un côté" de Darbellay: 4 aquatintes,
1993 Édition SEB, Berne , 1 aquatinte, 1993
Édition Biz'Art, Sion, 1 aquatinte
1994 Éditions Franz Mäder, Bâle, 10 gravures: lithographie, taille-douce, collage.
1995 «Jean-René Moeschler», monographie, in "L'Art en oeuvre", éd. de la SJE, Porrentruy, texte de B. Richard.
«Jean-René Moeschler, œuvres récentes», Ed. Adam Biro, Paris, 2008, Bourse du canton de Berne pour la publication d'une monographie, textes de Jean-Baptiste Para, Pierre Vilar, Nicolas Raboud et Daniel de Roulet
« Moeschler, peinture », blurb, 2016, édition numérique.
Bourses, prix:
Fondation Nicole et Joseph Lachat 1989,
bourses de travail canton de Berne1993
Prix de la fondation Léchot-Légobbé pour son engagement en faveur du Jura.
TEXTES
Pierre Vilar : Encorbellement de la couleur.
in Éd. Adam Biro, Paris 2008
Devant la toile de Jean-René Moeschler, le regardeur s'arrête nécessairement au mouvement fixé des couleurs, sans se défaire cependant de l'immobile répartition des marques et des signes, ces traces d'un passage ou d'un franchissement dont il n'aura pas le temps, peut-être, de transcrire le sens biffé, perdu, équivoqué. Devant cette toile, on songe qu'il manque au vocabulaire ce qui qualifierait cette balance soudaine entre couleur et construction, cette tension maintenue par ce peintre dès ses premiers travaux connus, jusqu'aux plus récentes perspectives. Il faudrait inventer, auprès du français nature morte, de l'allemand ou de l'anglais still Leben / life, quelque chose comme une nature vive, une vie agie. Nature ou vie intranquilles que celles ici peintes, rythmées par des déséquilibres aussi spectaculaires parfois que ceux auxquels le désir, le tourment ou bien l'énergie du jeu ou de l'ivresse, nous donnent spontanément accès. Ce qui n'exclut pas le déploiement des axes ou des profondeurs. On sait que Paul Klee avait eu la tentation d'installer en un lieu de cet ordre, au contrefort de la science naturelle et de la portée musicale, le double vif de son enchanteur caché. On se souvient que Georges Duthuit avait soumis au feu des signes l'héritage ancien de l'image byzantine, elle aussi travaillée par la vitalité actuelle d'une couleur ou d'une forme opérant sur-le-champ au-delà (ou en-deçà) du symbole, synthèse de l'apparition sans limites et de l'ordre encadré, doré par la couleur ou l'effraction mystérieuse.
Mais Jean-René Moeschler est d'un autre temps. Ce mouvement qu'il a conduit des incurvations rayonnantes du corps au libre foisonnement des figures mythiques le ramène aujourd'hui à des architectoniques où viennent s'articuler, après les jeux floraux et les paysages refigurés, des lignes de couleur transparentes, surimposées ou perspectives. Une traversée qui prend en compte résolument les mutations et les impasses de l'histoire des peintres et des tableaux. Mais qui ne s'arrête pas à les envisager dans le rétroviseur. Un peintre donc qui paraît croire à la peinture. C'est assez peu commun pour être signalé. Nous voudrions donc tenter de décrire, devant des images vigoureusement proposées au regard, et non pas à la langue, un trait constant de cette peinture, que nous désignerons par un mot, à défaut d'autre expression possible de l'admiration : l'encorbellement.
*
Parcourir dans l'ordre chronologique les œuvres de Jean-René Moeschler, c'est à l'évidence soumettre le regard à de profondes métamorphoses, un dépaysement constant. Des toiles aux corps couchés des années quatre-vingts, de l' « élan iliaque » au moment mythologique de la fin de cette même décennie, on passe sans transition ni médiation au profond remaniement, proprement matriciel, d'après 1991. Là se joue, assurément, une maladie ou une fureur de l'espace qu'aucun Ikebana (titre d'une toile lumineuse et délicate de 1994) ne parviendra à apaiser. La décennie suivante voit émerger ou poindre - comme font naturellement les fruits et les corolles - des armatures, arabesques ou architectures que paraissent annoncer les recours au diptyque ou au triptyque par ailleurs. Une constante cependant se fait jour : la présence dans ces surfaces d'un conflit manifeste ou atténué, selon les périodes, entre le plan vertical et la coulure, la saillie des signes, celle des lisières et des marques maritimes ou collinaires de l'horizon. Le porte à faux qui dispose, avec une violence à la lettre superbe, les expansions colorées dans Judith et Holopherne et Antée rouge (1991), deux toiles de beau format vertical qui se succèdent au catalogue, insiste sur la lutte réversible entre l'ordre des plans et celui des couleurs. L'architecture a un nom ancien pour ce dépassement sur le plan vertical, et l'on n'est pas surpris de retrouver, dans les toiles récentes, les anciennes corbelles, les corbeaux et consoles qui assurent le soutènement en porte à faux, sur un plan vertical, des saillies. L'encorbellement, si l'on peut ici généraliser le terme, consiste à assumer précisément le porte à faux, à soutenir cette lutte entre le désir de poindre et de rayonner, par la couleur ou le signe fulgurant, et le dispositif axial des successions et superpositions.
On est frappé de lire, dans les carnets du peintre publiés en 1996, la persistante attention que celui-ci, alors même qu'il se méfie du verbal et des insuffisances du langage, consacre à l'équivoque, au porte à faux du langage. Encorbellement, assurément, que sa mise en situation de la peinture entre lice et ciel, anagramme pour l'œil et pour l'œil signifiant. Déchirant la perspective florale d'un mystère où les figures se révèlent encore une fois par l'arche d'une courbe, le soutien de l'arabesque ou l'inflexion d'un trait graminé, germinal, de même la série des Onagres reprend au nom près une variation de figures naturelles où la couleur et la trace trouvent pour le regard un équilibre instable, énigmatique, en rupture. Courbes, voûtes et volutes relient en 1996 la fleur féminine d'onagre (cette herbe aux ânes à deux cotylédons autrefois réputée pour son parfum vineux) aux rayures délicates de son pendant masculin, l'équidé sauvage dont le coup de pied brutal fournit aux légions le nom et peut-être l'idée d'un appareil balistique. Cependant ni l'oronge aux reflets d'ocre et de mauve ni sa parente l'orange paradigmatique n'échappent au bouillonnement de la remise en jeu opérée par le pinceau. Coup de pied de l'âne de la peinture à la langue qui la prenait au mot : Moeschler donne à voir l'insondable énigme de la fleur noire et de ses fruits rayés, et le lien secret, courbe et rayure, s'éclaire de l'animal à la plante et de la plante à l'espace par la balistique de quelque signe rouge, quelque tracé de voûtes, d'orbes et d'elliptiques. Cependant c'est la couleur qui porte cet écart, qui assure par paradoxe la saillie sur le plan vertical, comme l'indique la grande Onagre toscane rouge, bleue et noire, de 1996-1997. Aux volutes confondantes et pour certaines biffées qui surmontent les fleurs graffitiques bleues, calices parallèles disposés au contrebas d'un fond rouge tourmenté comme une lave, répondent dans le dernier tiers du tableau, à la manière d'un littoral traversé de courants et surmonté de nuages noircis ou d'un oiseau poché par le contrejour, le bleu en aplat et les courants de l'écume laiteuse. Au sens séminal de la fleur et d'une terre toscane matrice de la peinture occidentale, le peintre d'aujourd'hui répond avec ces deux couleurs, le bleu, le rouge, ces deux valeurs, le blanc, le noir, en porte à faux et en saillie. Il se soutient de son écart. La mort de la Vierge peinte par le Caravage donne à voir au Louvre un espace du même ordre, où la chute d'une lourde tenture en surplomb, au tiers de l'espace, semble tenir par le seul rouge encorbellement au-dessus du corps horizontal, préfiguration paradoxale d'une assomption.
Encorbellement encore, que la présence face au géant tellurique Antée de l'Etna volcanique, ici encore au point de saillie du visible dans la langue. Antée ou Etna, comment négliger - un graffito en esquisse la lettre comme dans une ville italique enfouie sous les cendres - ce que la lettre tracée sur la grande surface épaissie d'acrylique (Etna et Antée, 1988, 195 par 260 cm) peut enter ou hanter de ce miroir infléchi ? L'écart violent donne à Héraclès la victoire sur un géant qui tire son énergie du seul contact avec le sol matriciel : c'est l'écart même que ces coulures, ces écarts du signe, ces courbes et voussures disposent dans l'espace vertical du tableau. Qu'il y ait là ou non un signe biographique, et que soutenir l'écart devienne le travail d'un fils, l'effort du peintre écarté d'une Gaïa souveraine, après tout c'est ce que la peinture n'a pas la tâche d'éclairer. Cependant on notera que le carnet de voyages et de travail que tient le peintre porte la marque encore une fois d'un écart singulier. Ses repères sur les cartes du monde sont lieux de vie et de peinture, divers signes d'un passage dans l'expérience du temps. Tous, ils paraissent disposés à la verticale du seul lieu, l'atelier de Moutier, lieu mental et matériel, où cette expérience prend forme vraie, devient peinture.
Que l'on parcourre ces expériences rapportées par les carnets, en suivant du regard l'étonnant mouvement qui chez un même peintre traverse la turbulence extrême, aux bordures du chaos. Aujourd'hui, on trouvera en tête de pont la construction la plus sereine, telle cette Brume matinale de 2006 où les volumes en saillie discrète, en léger déplacement d'axes, traversent la surface alternée du plan vertical ; comme au linteau ligneux d'une fenêtre on renverserait un paysage de croisée, les nuages tranchent l'axe, la courbe des brumes redéploie l'encorbellement. Et pourtant c'est le même jeu, de courbes et d'axes, de voûtes et d'arêtes qui traverse l'ensemble des toiles depuis les années quatre-vingts. On trouvera au dos d'un siège en bois tourné dont la trace seule demeure, au découpé d'un corps couché, aux volutes vulvaires d'une coulée brutale de rouge ou de bleu, aux voussures végétales d'un pochoir en diptyque, cette courbe discontinue qui nous paraissait constituer, sans doute, le point de rencontre entre la violente expression d'une pulsion colorée, et la connaissance intime, chez un créateur attentif au biologique et au mécanique, d'une architecture des formes chaque fois soumise au renouvellement.
C'est un peu sans doute la leçon d'Ibsen, portée par les aventures déréglées et enivrantes de Peer Gynt, que proposent aussi ces toiles et cette traversée du visible. La rencontre avec le Grand Courbe, plutôt que la lutte, trop souvent rapportée, d'un nouveau Jacob avec son ange, représente sans doute l'exigence particulière de certains créateurs, pour qui le biographique d'une part, l'esthétique, ou l'histoire de l'art, de l'autre, configurent dans le même mouvement une exigence et un refus. Peer Gynt s'affronte avec le Courbe à ses propres dérèglements, tout comme le peintre est à la fois Antée enraciné de pulsions et Héraclès acharné au soulèvement. Comme le héros d'Ibsen il charge sur ses épaules tout le poids du vertical, qui prend parfois le nom de Mère - ainsi le voyait, au milieu des décors en aplomb de Peduzzi, Patrice Chéreau faisant porter à Gérard Desarthe, à genoux, l'inoubliable Aase incarnée par Maria Casarès. Mais cela peut se dire en peinture, par le trait, la coulure, l'arche coloré et la courbure épaissie. L'histoire de la peinture, ses partages ambigus entre le figuratif et son autre, entre la froide architecture et le volcan coloré, n'est pas seulement l'horizon de ces toiles, où Jean-René Moeschler mène sa lutte avec le Grand Courbe. C'est également le répondant et comme le partenaire pour nous, qui les voyons, d'un courage esthétique dont le fondement pourrait bien, aujourd'hui, constituer une éthique. Donnant à voir ce qu'un psychanalyste qualifierait sans doute de perlaboration, il indique également, comme Peer Gynt, la nécessité de l'expérience, et du contact éventuellement violent avec l'ordre pulsionnel, pour établir en peinture ce qu'une toile de 1994 appelait la « nature elliptique ». Nature à la fois biffée et manquante, qui se dérobe au regard comme à la description, et sans cesse proposée, foisonnante et déréglée, par l'infini mouvement des courbes et des axes, en encorbellement de l'ordre vertical toujours susceptible de contraindre et compter. Ainsi, le travail du peintre depuis 2004 semble réorganiser l'encorbellement de la couleur en mouvement d'espace, et ce qui fait saillie, désormais, par-delà la vitalité expansive des pulsions ou l'expérience foisonnante des figures naturelles, c'est un sujet. Un sujet qui prend appui sur ce balcon, et regarde, dans le tableau, se déployer la peinture. Il nous permet de voir ce qui est illusoire et ce qui ne l'est pas.
*
Jean-Baptiste PARA : BREF ÉLOGE DU CHAOS ET DE L'ARABESQUE
in Éd. Adam Biro, Paris 2008
Ce qu'il y a peut-être de plus émouvant dans l'aventure picturale de Jean-René Moeschler, c'est qu'en chacune de ses phases elle se donne comme une genèse. Ce qu'elle offre au regard est d'abord le surgissement d'une liberté sans assurance ni garantie. Liberté de la peinture, dans une odyssée marquée par des avancées tenaces, des essors admirables, mais aussi par des heurts, des tensions parfois si vives qu'elles laissent l'esprit du peintre pantelant. « Les meilleurs moments sont ceux où la peinture se fait en dehors de moi », note Moeschler dans ses Carnets. Rien n'est jamais acquis, il faut d'abord avoir fait, défait, recommencé, il faut avoir traversé la nuit du doute et de l'échec pour qu'arrive le moment où le tableau vient au jour presque tout seul. Rien n'est jamais acquis et c'est comme si la peinture dévoratrice obligeait périodiquement l'artiste à se refaire une main.
Dans ses Carnets de la fin des années quatre-vingt, Jean-René Moeschler parle de son travail en termes de « mouvements telluriques, sismiques, volcaniques ». Il dit aussi : « Souvent un premier jet laisse apparaître des forces érotiques très belles ». Son œuvre se tient alors au plus près du chaos génésique, du tohu-bohu primordial. La saturation turbulente de la toile mime les bouillonnements d'un maelström. De toute évidence, la rigueur exemplaire de ce peintre aura d'abord consisté à endurer sans faux-fuyants l'inconfort et le vide vertigineux de l'instance native. Si l'on veut mesurer l'importance de ce qui se joue dans cette période cruciale, il faut revenir à la Théogonie d'Hésiode où Chaos et Eros comptent parmi le tout petit nombre des puissances premières. Chaos, en grec, c'est la béance, l'ouverture infinie. Eros, c'est le désir qui pousse hors de soi, le pur mouvement, la dynamique qui ruine l'immuable dans lequel le cosmos risque de mortellement se figer. La peinture de Jean-René Moeschler a longtemps creusé l'énigme de cette béance et de ce désir, se donnant à voir comme une cosmogénèse où les forces, les principes et les matières entrent en collision.
En voulant faire sortir de l'ombre un instant du visible, en cherchant une expression qui puisse rendre compte en même temps de la chose et de l'insaisissable, le peintre a traversé cette grande épreuve où les éclatements, les désintégrations et les dispersions sont indissociables de l'ébauche d'une organisation. Sa peinture de ces années-là en témoigne : l'aurore de toute structure et de tout ordonnancement n'est pas un moment de paix mais un tempétueux remous. Sous cet aspect, l'œuvre de Jean-René Moeschler pourrait trouver un répondant musical dans l'ouverture des Éléments (1737) de Jean-Féry Rebel, dont l'écriture saisissante de hardiesse invente les équivalents sonores de la violente dysharmonie du chaos. On pense aussi aux premières mesures de la cantate BWV 54 de Bach, Wiederstehe dor der Sünde, avec son étrange accord de septième, mi bémol, la bémol, fa, ré, dont Glenn Gould a souligné qu'il constituait une formidable dissonance, « ouvrant la voie à toute une série de suspensions et d'entrecroisements tortueux et intenses ».
Les derniers mots du pianiste nous offrent une passerelle inespérée pour aborder les nouvelles aires picturales de Moeschler, régies vers la fin des années quatre-vingt-dix par le motif de l'arabesque. Les entrelacs et les volutes signent alors une sortie du chaos. Cette sortie toutefois n'est pas un congédiement. Considérons par exemple Andromède (2002), avec son lacis dont la couleur varie du bleu au blanc laiteux et au noir profond, esquissant des silhouettes qui sont reliées ensemble comme par une danse collective où l'on se donne la main. Le titre de l'œuvre nous renvoie au mythe grec selon lequel Andromède, étymologiquement « celle qui guide les hommes », fut changée à sa mort en constellation. La peinture de Jean-René Moeschler est cette fois habitée par une aspiration à l'harmonie. Elle vise un mouvement capable d'entrer en consonance avec celui des sphères célestes, mais selon une ligne dont la flexuosité serait aussi liberté, dans une constante coïncidence avec le rythme de son propre surgissement. L'arabesque est ce tracé qui ne cesse d'ouvrir et de respirer l'espace. Le chaos a disparu en tant que désordre, mais il est conservé en tant qu'ouverture. Car l'arabesque est bien cette quête de la figure par déploiements et involutions, mais au moment où elle s'apprête à se clore sur la figure ou sur son apparence, sa ligne toujours se suspend, reprend essor et repart, semble s'égarer vers une autre figure à venir, sur laquelle elle évitera de nouveau de se clore, comme si la clôture était le plus grand égarement. L'arabesque est à la fois forme et harmonie, mais sans cesse refondée, comme en perpétuelle genèse. Elle se configure à mesure qu'elle se dissipe, elle inscrit une trace qui est n'est que le paraphe de son évanescence, elle est durable sans rien vouloir de définitif. L'arabesque reformule la question de l'origine en suggérant que l'origine n'est pas un point fixe au départ d'une vie, mais qu'elle est un processus constant : une manière d'engager à nouveau un pari avec l'inconnu, une activation de la vie qui autrement s'enliserait dans la narcose, ou tout simplement dans la fatigue et l'usure du quotidien. « Incessante origine », a dit le poète Mario Luzi. La formule pourrait trouver place en épigraphe de l'œuvre peint de Jean-René Moeschler.
Car après la saison des arabesques, dont les motifs faisaient parfois penser à l'expansion d'une matière organique ou aux efflorescences d'un univers végétal, des œuvres plus récentes ont pris le contre-pied de ce vagabondage où le trait désirait danser des formes et non saisir des proies. Le vide qui frémissait toujours au devant de la ligne, Jean-René Moeschler a eu la tentation de l'investir selon une logique architecturale. « La logique est le royaume de l'inattendu. Penser logiquement signifie s'étonner sans cesse », écrivait Ossip Mandelstam. Le carré, le rectangle, le cube sont-ils fatalement des structures closes, stables, immobiles ? Comment y trouver des énergies, de l'étonnement, de l'inattendu ? Moeschler accueille sur ses toiles des figures architectoniques, les distribue sur des surfaces séquencées, rythmées par des divisions, des superpositions, des croisements, des jeux de transparences, mais il fait place aussi à des formes plus nébuleuses, à des moutonnements de végétation ou de fumées. Les couleurs n'hésitent pas à faire preuve de hardiesse, de témérité, quand bien même elles laissent apparaître par endroits la trame de la toile. À plus d'un égard, il semble que le peintre avance tout en récapitulant son itinéraire sur un mode kaléidoscopique. Il parvient à articuler la sobriété architecturale avec la spontanéité gestuelle, à mobiliser simultanément la fermeté des aplats et la délicatesse des transparences, à mettre en tension les plages vibrantes et sonores et les réserves de silence, l'abstraction et la figuration, l'appétence constructiviste et le vœu d'errance nomade. Les rémanences du chaos semblent cette fois réinvesties dans un labyrinthe dont l'apparente imprévisibilité directionnelle fait écho à celui de l'arabesque tout en révélant une organisation complexe. « Finies les progressions linéaires, dont nous voyons le parcours désastreux en économie, maintenant mondialisée. Installons un labyrinthe », avait noté Moeschler dans ses Carnets en 1996. Son œuvre offre au regard et à la pensée de multiples chemins. Ce sont des chemins qui ne vont jamais du même au même, préférant se déployer comme les voix qui se cherchent dans le chaos de ce monde et qui ne perdent pas espoir de se rencontrer, de se traverser, de se rassembler, tellement démunies, hospitalières pourtant, de sorte qu'elles seront peut-être en mesure de faire récit, ensemble, demain.
*
Nicolas Raboud : Un après-midi dans l'atelier de Jean-René Moeschler
in Éd. Adam Biro, Paris 2008
Tu es debout dans l'atelier et tu crois que tu n'y arriveras pas. Toujours cette même odeur qui te monte à la tête et te pique le nez. Que faire, jusqu'où aller, là où tu croyais n'avoir plus rien à dire. Une forme de délicatesse, des superpositions, des couches de peinture, une géométrie imposée, tu es dessus et tu regardes, tu es dedans et tu crois voir. Des volumes infiniment répétés, des plans, des lignes, qui se croisent, se touchent, se frôlent dans la subtilité des limites qui les fondent. Quoi d'autre que la connaissance du dépôt des couleurs sur la toile, des volumes et des plans strictement agencés, répétés à l'envi, que la couleur souligne et vient soudain nier. Les lignes qui se cherchent, qui passent de l'une à l'autre, comment faire pour ne pas se blesser. Elles se frôlent, elles se construisent, construisent encore et toujours une géométrie rigide et rigoureuse qui laisse entrer enfin le hasard et la liberté, la mobilité retrouvée, l'extrême fluidité de l'ensemble de la toile. Un univers bâti pour enfin être libre. Un dessin d'architecte visité par un peintre qui règne en maître sur l'agencement des plans, les bouleverse les entrechoque, les construit, les habite, les libère. Je suis dedans, dehors, je regarde par dessus, les valeurs se transforment, il ne reste qu'un tableau, fluide et léger, aux champs chromatiques soutenus et contrariés, où la rigueur du dessin, encore une fois, offre la liberté des profondeurs et des fluides. La diagonale du peintre, la légèreté du pinceau, la force de l'habitude, la connaissance du métier, les transparences, les superpositions, les rencontres aussi, les rencontres surtout. Que ce monde est construit et que ce monde est libre, une forme infinie de légèreté donne son sens aux rigueurs du dessin, le tableau semble se construire au fur et à mesure des volumes installés, la couleur le souligne et parfois le surprend. Il faut le répéter, transparences et superpositions, construction volumétrique et fluidité, recouvrements, répétitions, reprises, inventions et surprises. Le thème de l'escalier, des fenêtres, des rideaux, un voile, des rubans, un fauteuil magistral, on dirait une piscine, une couleur une seule, des stores, des tissus, du métal et du gris. Quelques arbres parfois, une rivière, non pas une peinture de motif, non, une peinture de peintre, une peinture de matière et d'esprit, construite, inventée et libre, répétée et vivante. Une peinture figurative et rêvée pour un autre univers, faite de lignes et de calme, de si grande liberté, où je vois dans les pleins, les vides qui l'habitent. Une peinture de matière, de couleurs, de liquides, une peinture de rencontres.
*
Philippe Mathonnet, janvier 2016
En peinture, bien des choses se produisent entre les surfaces et les linéaments ; que ces rencontres soient complices ou dissonantes. Sans compter l'intervention de la couleur, véritable mouche du coche. Ventilant ici une surface pour la faire frémir. Agaçant là un tracé, instillant ses irritations dans une plaie. Oubliant toutefois que c'est le maître de l'attelage qui la fait valser du plumet de son fouet.
Ajouter une teinte complémentaire à tel endroit ou tel autre pour le mettre en vibration participe de la délectation du peintre. Le doigté, la tonalité,le dosage lui permettent d'ajuster l'espace, de l'amincir ou de l'élargir. Cette manière de sauter d'un détail à une étendue, de revenir au plus resserré, d'en repartir pour ébranler le tout, sourit particulièrement à Jean-René Moeschler.
Car les équilibres d'une composition sont à maintenir en tension, en mouvements. De façon à inciter le regard à bouger, sans pour autant l'agacer. Le cheminement reste un délassement, à parcourir inlassablement. Tout s'y renouvelle. Le construit, le naturel, l'abstrait se mélangent. Des plans se superposent, des entrelacs se tissent. A nous de nous faufiler, d'y trouver notre itinéraire.
Parfois les conditions se durcissent. Dans certaines peintures, des zones et des oppositions sont davantage marquées. Ainsi dans celle illustrée à la page 39 de cet ouvrage*. L'artiste, qui ne donne que rarement de titre à ses œuvres, a nommé celle-ci Icare ( huile sur toile, 100 x 80 cm, 2011 ). Des formes sombres, lugubres, semblent choir ou ployer sous le poids de constructions. La Cité serait moins radieuse qu'elle ne devrait ? Pourtant ses colorations roses, turquoises, citronnées sont gaies. Mais ça tombe mal déplorera Dédale qui déplorait l'orgueil et la chute de son fils. Meurtri aussi d'avoir dû se prendre la tête pour s'en échapper. Alors que Thésée, héros, futur roi puis démocrate ne s'était point égaré grâce à une simple cordelette.
Suivre humblement le fil de sa pensée pour se retrouver puissant et libre dans le labyrinthe de la peinture, tel est ce que proposent l'art et la pratique de Jean-René Moeschler.
* Texte élargi de la présentation de l'œuvre de couverture de la réédition de l'ouvrage,
« Une ombre éblouissante », Roger-Louis Junod, in éd. Infolio, collection Maison neuve, dirigée par Patrick Amstutz
*
PRESSE
Florence Millioud-Henriques
24 Heures Publié le 06.02.2018
Jean-René Mœschler tire sa ligne entre quiétude et tumulte
Exposées à Lausanne, les dernières toiles du Jurassien disent un lien très fort à la nature, à la vie et surtout à la peinture.
La ligne règne, stylisée, synthèse d'un flux émotif, et comme si le vain antagonisme divaguait enfin, la couleur nouée dans une dominante et ses nuances triomphe elle aussi, sensuelle et irradiante. Mais le travail de Jean-René Moeschler accroché à L'Impasse du Phœnix - galerie lausannoise prévue pour durer trois mois qui en fête quatorze - assume encore un troisième temps fort. Sériel. Les toiles palpitent. Elles vivent à l'écoute presque stéthoscopique d'une nature foisonnante, de ses sérénités communicatives comme de ses batailles intimes. Le sensible, l'insaisissable, les impressions affleurent; l'œuvre joue dans le registre de la transgression et mériterait une vraie mise en lumière plutôt que de sauvages coups de projecteur. Soulagement! Unis dans la puissance d'une variation infinie sur un même thème, les grands formats du Jurassien peuvent se passer de toute logique directive: ils ont, pour eux, l'eurythmie d'un univers oû seule la loi de l'artiste importe.
Le fil se déroule, à la fois singulier et référencé. Moeschler le tend entre les signes prophètiques de Paul Klee, les épures découpées de Matisse et les démonstrations débordant de la toile de l'abstraction lyrique américaine. Mais c'est le visible qu'il délivre de ses grésillements. C'est une éloquence de l'essentiel qu'il impose. L'œuvre semble à fleur de toile, les apparences sont trompeuses, c'est à travers les transparences ou vers les profondeurs que l'artiste attire. Énergisant. Atmosphérique. Les feuillages abondent, la végétation s'épanouit mais la réalité figurée n'est plus! Le sexagénaire, prof de sciences et de dessin dans une courte première vie, l'a délaissée depuis plusieurs décennies pour abandonner son pinceau aux pouvoirs d'une évocation organique, rythmique et follement éprise des contraires. Les quiétudes, les tumultes. Les linéaments, l'évanescence. Et pourquoi pas la raison d'être et la liberté de la déraison? L'artiste ne va pas au choc, jamais, il ne se laisse pas asservir par les facilités pour entrer - et rendre - une dynamique de la concordance et de la stratification des connaissances. «Une chose appelle son contraire, c'est logique et c'est pareil pour les couleurs mais, glisse-t- il, je cherche un double regard plus qu'une opposition, un peu comme un yin et yang. Si ça réussit, tant mieux mais l'un et l'autre peuvent aussi s'annuler et alors là... la toile disparaît.»
À l'Impasse du Phœnix, l'accrochage renvoie rapidement ce regard au temps de ses complexités, plus tard, les jeux chromatiques de ses «carrés» semblent le détourner de son sillon naturel, au final, l'œuvre évoque la durée autant qu'elle lui appartient. Ce temps, complice et inspirant. Un temps long! Le seul qui assure le lien avec la nature et rassure, le temps du regard pour les vibrations d'une œuvre, le temps d'un peintre pour la peinture.
*
SARAH STÉKOFFER RIEBEN
Samedi 20 juin 2020 | Le Quotidien Jurassien
Les méditations végétales de Jean-René Moeschler
MOUTIER Le Musée jurassien des Arts et la Galerie du Passage s'associent pour la première fois et donnent à voir un travail thématique qui tient le peintre Jean-René Moeschler depuis plus de vingt ans.
Plongée dans une exube?rance veégétale patiemment explorée
Né à Tavannes en 1951, Jean-René Moeschler se consacre exclusivement à la pratique des arts visuels depuis trente ans, après en avoir également assuré l'enseignement dès les années 1970. Peintre avant tout, il accroche près de cinquante toiles aux cimaises du Musée jurassien des Arts. L'artiste, installé à Malleray, s'adonne également aux arts graphiques, notamment à la gravure.
Il présente une vingtaine d'œuvres sur papier à la Galerie du Passage.
Un seul et même thème occupe l'essentiel de ces réalisations: la végétation, dense mais muette.
«Où sont les oiseaux?» scandent plusieurs titres. Inquiétude contemporaine devant cette profusion de verdure devenue silencieuse, alors que d'ordinaire elle est faite pour accueillir une vie bruissante et
pépiante. Quel sens peut encore avoir cette exubérance, si elle n'est qu'un nid vide?
Réflexion peut-être plus personnelle aussi, sur le parcours d'une vie. Il y a quelque chose de l'ordre de l'effacement dans les dernières œuvres, immenses. Quelque chose qui, imperceptiblement, tire sa révérence de l'agitation, de la fébrilité humaine. Plus d'évocation architecturale, même vague. Un zoom sur un coin de verdure en fresque fraîche, mais qui s'estompe, irrémédiablement. Humilité de mortel. Le flamboiement des hautes tiges a laissé place à la danse d'une flore plus modeste, croissant entre les troncs. Le peintre est sorti de l'atelier, à la rencontre de la forêt qui ancre son quotidien, sensible à la vie sauvage et discrète qui s'y éveille, dans la lumière à peine levée des brumes matinales.
Des pouvoirs de la couleur
Première voix qui se dresse dans la blancheur de la toile: le tracé. Puis monte la réponse volubile de la couleur. De tout temps dans la palette, une place de choix pour les pastels. Plus que jamais, leur douceur sied au déploiement des lignes qui s'affinent. Lorsqu'il pratiquait les pliages de toile, le peintre inscrivait dans des arabesques et lignes architecturales sa recherche du continu et du discontinu. Il en a trouvé le langage originel dans les sinuosités imbriquées des végétaux. Parfois, émergeant comme un souvenir, le contour des feuillages se dessine par grattage des couches superficielles, plutôt claires. D'autres strates paraissent alors, frémissantes. Ce n'est pas la composition qui exprime la profondeur, ce sont les superpositions de la matière picturale qui la font véritablement naître.
On conçoit l'intérêt du peintre pour la gravure et ses jeux de transparence. Bien tranchés dans celle sur bois, plus subtils avec l'aquatinte.
Longtemps attachées aux formes définies par la ligne, les couleurs s'en libèrent et trouvent ici leur vibration naturelle. Les effets de frottage, notamment dus à l'usage de pigments (la préférence de l'artiste va généralement plutôt à l'huile), laissent présager d'antiques substrats. On croit deviner la trace de quelque architecture ancienne du tableau, ensevelie dans la jungle, tels ces temples précolombiens brièvement entraperçus par l'explorateur, aveuglé jusqu'à l'hypnose par la profusion végétale. Hallucination? D'une certaine façon, la contemplation de l'œuvre fait qu'elle possède peu à peu son spectateur, l'engloutit et dépouille ses pensées de leur substance. Celles-ci se perdent dans le charme des méandres graphiques. Brouillage intensifié lorsque le peintre joue à vider les formes de leur couleur. Elle se répand alors sur la surface entière, envahissante comme la luxuriante Nature qu'elle chante.
La peinture comme mantra
Chaque œuvre, portant une coloration de sentiments distincte, semble en effet partie d'un même chant. Un être unique qui serait saisi dans l'éventail de ses émotions. Le rythme des lignes, la modulation des couleurs, superposées comme autant de timbres, créent un envoûtement similaire à l'aventure du peintre lui-même. Un mantra décliné dans différentes tonalités, selon les moments du jour, de la vie. L'œuvre de l'artiste paraphrase celle de la Nature. Si l'assertion paraît plus vraie que jamais, à lui qui est humain, la maîtrise finit par échapper. Le mantra ouvre et donne accès à une autre réalité. D'où ce constat, l'évidence du geste véritablement créateur: «Les meilleurs moments sont ceux où la peinture se fait en dehors de moi». Encore faut-il savoir inscrire l'impalpable dans la matière et c'est là l'essence du peintre.
Chloé Charmillot, in Le Quotidien Jurassiuen, 09.04.2022
Depuis peu, son exploration de la végétation a engendré un motif inédit, le cerf. Une intrusion dans la faune pour célébrer la régénérescence.
Dans les créations inspirées de la nature de Jean-René Moeschler, l'attention portée aux contours, création simultanée du vide et du plein, insuffle clairvoyance et quiétude. L'artiste soigne ses repères. Alors plongé dans ce terrain connu, investi dans la construction d'un réseau de filaments, de branches, tiges et autres brindilles nimbées de teintes, son pinceau trace un bois singulier, celui du roi de nos forêts.
...
En fidèle représentante de l'artiste depuis deux décennies, la Galerie Numaga se devait d'assister à la naissance du cerf.
Ses peintures, des toiles avant tout, et quelques œuvres sur papier, dont deux gravures, se situent dans la continuité de son cheminement créatif.
Toujours attiré par les coloris pastel, doux et vibrants, le peintre poursuit ses déclinaisons de lignes pures tempérées par la stylisation des motifs floraux et végétaux. Depuis sa double exposition au Musée jurassien des Arts et à la Galerie du Passage, à Moutier en 2020, pas de grand écart donc, mais une apparition suffisamment affirmée d'un animal emblématique pour questionner.
Coiffé de sa belle couronne, le cerf s'immisce entre les troncs et les colonnes vévétales, brise quelque peu la rythmique linéaire des œuvres par son gabarit. Le cervidé ne se manifeste jamais dans son entièreté, jamais en détail. Parfois, il fait totalement défaut. Et ailleurs, seuls ses bois sont représentés. L'esprit plutôt que le corps? Il faut dire que l'essentialisation pré-existait avant l'animal. Avec ces motifs végétaux, proches de l'ornement. Moeschler ne laisse pas de place au leurre, préfère à l'illusion la célébration de la beauté du monde sous toutes ses coutures.
En convoquant le cerf, un être omniprésent dans notre imaginaire, le peintre fouille la mémoire iconographique et chérit une autre richesse, culturelle cette fois-ci.
Au terme de chaque hiver, le cerf perd ses bois, mais la repousse est presque instantanée. Sitôt la coiffe restituée à la terre, une novelle ramure grandit et se fortifie, pour se nréduire au soir de la vie. Dans ses guirlandesde désormais habitées, Moeschler reproduit cette renaissance. Lui aussi pratique l'abandon en grattant la surface encore humide pour dessiner ses rhizomes en creux. Afin de rendre visibles les couches successives, la transparence est provoquée par estompage et la blancheur texturée de la toile est cultivée. Moeschle retire de la matière ici, pour nourrir son oeuvre là. Une ambivalence entre perte et abondancde au service d'une densité renouvelée., qu'en somme le cerf ne fait qu'exalter.